Historiquement intégrées dans des structures verticales oligopolistiques et fortement hiérarchisées, les industries culturelles font face à un changement de paradigme qui voit leur économie s’organiser de manière beaucoup plus horizontale et en réseau. Le périmètre des métiers et le champ des compétences s’élargit (360°) ; les relations contractuelles entre acteurs de la chaîne de valeur évoluent ; et l’auto-production se professionnalise, en amorçage de carrière ou de projet. Le projet artistique devient plus collaboratif, et s’inscrit de moins en moins dans une relation de subordination de l’artiste.
La révolution numérique, dont les répliques sont incessantes, a beaucoup fait bouger les lignes. L’effondrement des ventes de musique enregistrée a notamment eu pour corollaire la montée en puissance du spectacle vivant. eMarketer estime – en englobant les ventes de billets, le merchandising, le sponsoring et les autres sources de revenus périphériques aux concerts – que le chiffre d’affaires de gros du secteur a connu une croissance de 41,5 % entre 2006 et 2011 au niveau mondial, pour passer de 16,6 milliards de dollars à 23,5 milliards de dollars. Dans l’intervalle, la musique enregistrée a parcouru le chemin inverse. Entre 1999 et 2012, le marché de gros mondial, en données non corrigées de l’inflation, a chuté de près de 45 % en valeur, pour passer de 27,6 milliards de dollars en 1999 à 15,2 milliards de dollars en 2012, selon l’IFPI (Fédération internationale de l’industrie phonographique). C’est à peu près le niveau auquel elle se maintient depuis.
Intégration à 360°
Plutôt qu’à un mouvement de « désintermédiation » radicale, c’est à une tentative de mise sous tutelle complète de l’artiste que cette situation a mené. Contraintes de diversifier leurs sources de revenus pour faire face à la crise, les maisons de disques et nombre de labels indépendants ont vu dans le spectacle vivant – et souvent aussi dans l’édition ou la co-édition – une valeur refuge. Dès le début des années 2000, elles ont commencé à proposer aux artistes des contrats dits « à 360° » qui se sont généralisés à compter de 2008, prévoyant un partage de toutes leurs sources de revenus avec le label : ventes de disques, mais également édition, synchro (utilisation de musiques à l’image), sponsoring, contrats avec les marques, merchandising, et de plus en plus souvent, revenus de la scène.
« Il ne serait pas normal que la structure qui a souvent financé majoritairement l’émergence d’un artiste n’émarge pas aux nouveaux revenus « annexes » dont on comprend bien désormais qu’ils peuvent être bien plus rémunérateurs que la vente de disques ou de fichiers. », justifiait alors Marc Thonon, le patron du label indépendant français Atmosphériques, dans une interview accordée au site de l’IRMA (Institut de ressources sur les musiques actuelles). « Rien n’existe, ni tournée, ni merchandising sans un album, même si cet album est paradoxalement le poste le plus coûteux et dont la rentabilité est désormais aléatoire », rappelait-il.
Cette stratégie de diversification des sources de revenus des acteurs de la musique enregistrée s’est également traduite par une mouvement de concentration que l’avocat Pierre Marie Bouvery, auteur d’un ouvrage sur les contrats à 360° publié par l’IRMA, qualifie de « 360° Corporate ». Alors que sa maison mère rachetait la société de management artistique Front Line Management (Christina Aguilera, Van Halen, Aerosmith), Warner Music France créait en 2007 sa propre division à 360° – chargée de superviser les activités de licencing, merchandising, synchronisation, contenus vidéos, supports numériques et interactifs, spectacle vivant, sponsoring et partenariat avec les marques de ses artistes – avant de se porter acquéreur un an plus tard de la société de production de spectacle de Jean-Claude Camus (Sardou, Hallyday, Tina Arena…), et de mettre la main en 2010 sur le tourneur Nous Productions (Seal, Red Hot Chili Peppers, BB Brunes…).
Musiques sans frontières
« L’idée est d’offrir à l’artiste la meilleure expertise, expliquait à cette occasion Thierry Chassagne, PDG de Warner Music France, au journal Le Figaro. Les artistes essaient de remplacer les revenus du disque par les concerts, cela ne fonctionne pas. Nous voulons être un pont entre l’artiste, qu’il produise de la musique ou un spectacle, et son public. Notre philosophie est d’apporter les meilleurs services à l’artiste et à ses fans. » En France, Sony BMG a racheté à son tour la société de spectacles Arachnée Productions. Quant au numéro un du marché Universal Music France, déjà propriétaire de la salle de l’Olympia depuis 2001, sa maison mère a acquis les actifs de l’anglais Sanctuary Group en 2007 (management d’artistes, merchandising et organisation de tournées). Et la filiale française a créé sa propre division interne d’endorsement en 2008, U think !, dédiée au placement de produits, à la cession des droits à l’image de ses artistes et à la création d’événements musicaux sur mesure pour les marques.
Chez les indépendants, c’est le spectacle vivant qui a constitué la principale planche de salut d’une stratégie à 360°, lorsqu’ils ont pu la mettre en œuvre. Des labels comme Atmosphériques (Charlie Winston, Louis Chédid, Madness) et Tôt ou tard (Vincent Delerm, Yael Naïm, Shaka Ponk), qui sera absorbé plus tard par le distributeur indépendant Wagram, ont très tôt pris une licence d’entrepreneur de spectacles et sont devenus les tourneurs de leurs artistes. « De 2005 à 2009, nous avons surtout pratiqué la coproduction de spectacles avec différents partenaires », explique Marc Thonon chez Atmosphériques. Le label va d’abord travailler en partenariat avec des tourneurs – Caramba pour Abd A Malik, Alias pour Joseph d’Anvers, Corida pour Charlie Winston – avant de créer un poste à plein temps consacré au développement scénique de certains de ses artistes, puis une structure Atmo Live dédiée au spectacle vivant.
Cette évolution de la filière musicale voit ses acteurs se marcher de plus en plus fréquemment sur les pieds : « Les éditeurs font de la production, les tourneurs du développement, les labels du spectacle vivant, il n’y a plus de frontières », se désole un tourneur qui a vu un de ses artistes phare signer avec un label l’exclusivité de l’organisation de ses tournées, ce qui le prive du bénéfice de plusieurs années d’investissement dans son développement scénique.
La crise vue par les artistes
Pour la grande majorité des artistes, la crise du disque a été surtout synonyme de contrats rendus et de précarité croissante – y compris pour leur classe moyenne la plus aisée -, ainsi que d’une réduction drastique des opportunités qui se présentaient à eux dans les labels et les maisons de disques. Le nombre d’albums commercialisés en France par les membres du SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique), qui pèsent en gros 80 % du marché, est passé de 3 314 en 2003 (dont 718 albums d’artistes francophones) à 946 en 2010 (dont 158 albums francophones). Et dans l’intervalle, le nombre de nouvelles signatures a nettement périclité, pour passer de 171 en 2002, point culminant de la décennie, à 88 en 2010. Quant aux investissements en marketing et en promotion, ils se sont sérieusement érodés, pour s’établir à 63,9 M€ en 2010, contre 177,6 M€ en 2004.
« Nous ne sommes plus à l’époque où les maisons de disques produisaient 70 % des artistes à perte et où elles pouvaient se permettre de développer un artiste sur deux ou trois albums sans gagner d’argent. Aujourd’hui, elles mesurent beaucoup plus le risque et cherchent un retour sur investissement très rapide. Du coup, beaucoup moins d’artistes ont réellement accès au marché », observait Pascal Bittard, fondateur de l’agrégateur numérique Idol, dans le magazine professionnel Musique Info en 2012. La perspective de signer avec un label ou une maison de disques relevant le plus souvent du mirage, les artistes se tournent par nécessité vers des formes d’auto-production de plus en plus professionnelles. Ils sont confortés dans cette démarche par l’émergence de nouveaux canaux de distribution et de promotion en réseau qui leur permettront peut-être de tirer seuls ou presque leur épingle du jeu.
A la fois artistes-interprètes mais également, de plus en plus, auteurs, compositeurs, et parfois même co-éditeurs de leurs œuvres (à tel point qu’une proportion croissante des nouveaux sociétaires de la Sacem sont des artistes-interprètes), ils s’improvisent de plus en plus producteurs ou réalisateurs ; s’investissent dans de nombreux projets de collaboration artistique à géométrie variable ; doivent s’entourer de nouveaux partenaires professionnels et financiers ; et songer à diversifier leurs sources de revenus ; tout en s’impliquant davantage dans le développement de leur carrière, dans le marketing de leur musique ou dans la gestion de la relation avec leurs fans.
« Indétendances »
Au profil de l’artiste maison bichonné par sa maison de disques, qui lui versait de confortables avances pendant des années afin qu’il puisse se concentrer sur sa seule activité artistique, succède celui d’un artiste-entrepreneur beaucoup plus autonome et indépendant, devenu un acteur économique à part entière de l’écosystème musical. En amont de la signature d’un contrat avec un label, il doit avoir déjà fait ses preuves seul, créé lui-même le buzz sur Internet, constitué une base de fans consistante sur les réseaux sociaux, sans parler du nombre de vidéos vues sur Youtube qu’il doit pouvoir afficher. Il lui revient le plus souvent d’amorcer lui-même le développement de sa carrière, sur scène ou en empruntant les voies de l’autoproduction. Il en devient lui-même un artiste à tout faire, à 360°.
Longtemps apanage des artistes émergents, l’autoproduction est devenu le modus operandi d’un nombre croissant d’artistes établis. C’est la voie qu’a fini par suivre le chanteur Axel Bauer pour relancer sa carrière, après que sa maison de disques Universal Music lui ait rendu son contrat d’artiste en 2008. « C’était une situation nouvelle pour moi. J’avais signé mon contrat chez Universal en 1989, j’y suis resté 19 ans. Je l’ai vécu comme un vrai licenciement. Les choses se sont passées de manière un peu sèche, brutale, sur un coup de téléphone un vendredi soir. C’est une tranche de vie qui s’arrêtait tout d’un coup », a t-il raconté dans les colonnes de Musique Info. Confronté à la difficulté de retrouver une signature, l’artiste finira par financer lui-même l’enregistrement de son album, et ne trouvant toujours pas de label, par le sortir lui-même.
C’est finalement l’agrégateur français Idol qui va distribuer l’album. « Les agrégateurs deviennent des partenaires pour pas mal d’artistes, comme Believe pour La Rumeur, par exemple. Je travaillais depuis deux ans avec Idol. Ils sont très sérieux. Ils n’ont pas un catalogue immense, mais du coup il est mieux travaillé. Et ils ont un accord avec Pias qui nous permet de bénéficier aussi d’une distribution physique, et d’une avance sur les frais de fabrication », confiait Jérôme Scholzke, le manager d’Axel Bauer. Le tandem a recruté trois attachées de presse (télévision, radio et internet) pour assurer la promotion, en comptant bien obtenir un retour sur investissement : « À partir de 10 000 exemplaires vendus, on commencera à faire la bascule, en incluant les droits voisins, la radio, etc. Si on en vend 40 000, on sera les rois du pétrole », indiquait Jérôme Scholzke avant sa sortie. L’album a ensuite permis à l’artiste, qui prépare aujourd’hui le suivant, de se lancer dans une longue tournée.
Un enjeu de protection sociale
C’est également par nécessité que le trompettiste de classique, de jazz et de musique arabe franco-libanais Ibrahim Malouf s’est transformé en artiste-entrepreneur, ou plutôt en artisan. Après avoir démarché plusieurs maisons de disques pour son premier album, le jeune soliste, pourtant auréolé de nombreux prix internationaux et de participations aux enregistrements d’une multitude d’artistes de renom (d’Amadou et Mariam à Sting, en passant par Mathieu Chedid, Vanessa Paradis et Vincent Delerm), ne reçoit que deux pro-positions qui n’aboutiront pas. « Au final, avec mon manager Jean-Louis Perrier, nous avons décidé d’y aller seuls et de monter mon propre label, que Discograph a accepté de distribuer », explique-t-il. C’est ainsi qu’il a auto-produit à ce jour quatre albums sur son propre label, Mi’ster Productions. « J’ai eu la chance que mes albums aient été très bien reçus par la critique, ce qui a produit un effet de bouche à oreille, confie l’artiste. Étonnamment, j’ai pu rentrer dans mes frais à chaque fois et produire l’album suivant […]. Tout ceci est une économie assez risquée et fragile. Je marche sur des œufs. Mais j’ai l’habitude. »
« Aujourd’hui, un artiste peut produire son album ou co-produire son clip, devenir son propre éditeur, travailler dans un cadre collaboratif, et exercer ses différentes activités sous des statuts différents : auto-entrepreneur, gérant de société, salarié, travailleur indépendant. Autant de statuts incompatibles avec le régime de protection sociale des artistes qui est celui de l’intermittence », souligne Pierre Marie Bouvery. Dans un contexte de mutation qui ne change rien au caractère non-linéaire de son activité et de ses sources de revenus, la protection sociale de l’artiste est à repenser. « Il est extrêmement important de disposer d’un régime simple, unifié et personnalisé, c’est à dire lié à l’artiste, sans blocage entre le statut d’intermittent et celui d’auto-entrepreneur, ou partiellement salarié, ou d’autres statuts qu’on viendrait à inventer. Il faut que le régime de protection sociale et de complément de rémunération des artistes puisse prendre en charge de manière claire tous ces champs, sans blocages inextricables », concluait-il au nom de son groupe de réflexion à l’issu du conclave Spectacle & Numérique organisé en février dernier par le think tank Proscenium.